Dominique Chancé 

 

 

La galerie Turlure ne semble pas à la dimension de l'oeuvre de François Lapouge. La galerie est passablement encombrée, le recul manque pour des toiles qui sont parfois assez grandes; certaines se logent on ne sait comment dans des coins où la lumière est parcimonieuse. Cela ne fait que renforcer le sentiment que la lumière vient de la toile et il n'est pas indifférent que le problème du cadre soit d'emblée posé. La propriétaire de la galerie est elle-même assez bien désaccordée à cette peinture, à la fois extrêmement chaleureuse et affectueuse pour l'oeuvre et le peintre, et un peu à côté des enjeux de ces toiles dont elle ne semble pas reconnaître la complexité. Mais n'a-telle pas raison? La subtilité est bien là, dans des peintures qui ne semblent d'abord que pleines de lumière, de sensualité dans les couleurs, de souplesse dans l'étalement de la pâte. L'huile brille, sans encroûter, sans faire obstacle comme dans certaines toiles où l'on ne voit plus qu'elle. La matière est à la fois présente et transparente. L'oeuvre est agréablement accessible. C'est joli et brillant, dans tous les sens du mot. Les arbres ont des feuilles aux tons chauds et aux nuances chatoyantes, les architectures sont sereines, les façades juste présentes, sans effets, presque sans objectif. Les toiles composées de plusieurs images offrent des rappels et des équilibres apaisants. 

 
 

Pourtant l'impression s'impose qu'il se passe quelque chose dans cette belle peinture, que dans la surface lisse, un travail se fait qui interroge la peinture et son cadre. Petit casse-tête sans violence, l'oeuvre n'est pas simplement agréable; sans provocation et sans grands gestes, elle se retourne pourtant sur elle-même et sur ses repères. 

 

 

On pourrait commencer par le magnifique arbre —  est-ce un merisier? — qui nous fait face en entrant. Rien de tapageur, une image splendide, plein cadre, belle photo, si ce n'est que la lumière, le miroitement de l'huile affichent un amour de la peinture comme matière, une maîtrise de la technique. L'image donne l'impression d'une évidence, évident hommage à la peinture et à la nature, son objet. Pourtant, le tableau ne s'en tient pas là. ll n'est que le volet central d'un triptyque. Référence à la peinture la plus glorieuse, celle de la Renaissance, par exemple. Et que représente ce triptyque? Trois scènes? Oui, trois scènes primitives de la peinture: le noir, le blanc, la couleur au centre. Cette composition introduit le mystère. Elle nuance l'évidence initiale du "plain-cadre". Comme la polyphonie remplace le plain-chant. L'image n'est plus que la partie d'un tout qui se réfère à deux absolus de la peinture ou de la couleur qui en sont en même temps la négation, le blanc parfait, le noir parfait. Entre les deux, la couleur, le dessin, l'objet, deviennent de fragiles relativités, une apparition du possible, vibrante et modeste qui bénéficie par le biais des deux autres tableaux d'un éclairage extraordinaire, à la fois parce que c'est de ce contraste que vient la lumière de l'arbre, et parce que de lui procède un désir d'interprétation. On ne sait quelle est exactement la relation entre les trois moments du tableau, mais on perçoit du mouvement, de la relation entre des instants de la peinture, des états de la matière. 

 
 

Le mouvement et la relation rendent vivante cette peinture qui semblait au premier regard plutôt calme et sage. Chaque toile paraît manquer de son complément qu'elle appelle. Ainsi les oeuvres qui représentent la mer et une façade. Comme photographiées, peintes en noir et blanc. Chacune est composée de deux éléments hétérogènes: une partie figurative et détaillée, disons "léchée" , mer ou façade de villa, l'autre partie décorative-abstraite, coloriée de manière libre et vive, assez en désaccord avec le noir et blanc de l'autre partie. Lorsque chaque toile est mise à côté de sa demi-sœur, elle devient complète, mais chacune prise séparément est à la fois duelle (elle présente deux images) et doublement incomplète (chaque moitié est orpheline de son autre partie). I 'accrochage, voulu par le peintre, propose en frise une belle totalité. Cependant, il n'échappe pas au visiteur que la bande ainsi réalisée n'existe que virtuellement, dans cet unique moment: chaque acheteur en effet, ne possèdera vraisemblablement qu'une toile, incomplète à jamais. Ainsi l'œuvre joue d'une dimension très énigmatique et passionnante de la peinture. Chaque toile est complète, autonome, conçue pour être unique et individualisée, car le peintre cherche à chaque fois un équilibre. Dans les jeux entre image/peinture, noir et blanc/couleur, abstraction/figuration, chaque toile dit déjà beaucoup et offre tout un univers dialectique et équilibré. Cependant chaque toile manque d'une partie qui existe quelque part et la complète. La totalité par conséquent échappe, à l'acheteur, au peintre qui seul a pu l'imaginer mais s'en sépare. Il nous donne un bout de son univers, mais en y renonçant il le morcèle également pour que nous ne l'ayons pas entier. La totalité est l'œuvre tout entière du peintre, et bien sûr elle n'existe pas. Elle est purement virtuelle. Alors, nous ne pouvons jamais en voir et posséder que des fragments. 

 
 

Plus profondément, l'œuvre s'interroge sur la totalité qu'elle prétend figurer dans le cadre de la toile. La peinture classique peut donner l'illusion, grâce à la composition, que l'objet est entier, entièrement représenté. En quelque sorte, le monde est à chaque fois total. Ici, rien de tel. Le cadre est double et coupé en deux en même temps: on en veut trop et on n'en a pas la moitié. Le cadre n'embrasse pas une totalité mais deux demi-réalités, il se double et se démultiplie, mais en même temps se divise. Il nous laisse penser que le contexte manque: l'autre partie du tableau, mais aussi le contexte réel de l'objet, la nature tout entière qui est également le cadre du tableau. La peinture ne livre plus seulement la représentation de l'objet mais également celle du manque. La composition est au centre d'une telle problématique. Mais à l'inverse de la composition classique qui se fait oublier pour donner une impression d'harmonie, de complétude ou d'évidence, la composition ici s'exhibe. Dans de nombreuses toiles demeurent les limites qui coupent la toile en plusieurs morceaux. La toile réunit et divise en même temps les fragments de la réalité et de la peinture. Les objets sont hétérogènes, scènes de guerre qui ressemblent à des photos ou à des bandes-dessinées, peintures d'arbres ou d'arbustes très lumineuses, natures mortes, dessins d'architectures plus ou moins achevés, comme des esquisses qui parfois prennent la densité et la profondeur de sculptures. Là encore voisinent le noir et blanc et la couleur, les techniques et les genres les plus différents. Toute l'histoire de la peinture se trouve évoquée, tous les genres, jusqu'à l'image d'illustration, à l'ébauche et à la B. D. Beaucoup d'histoire également se trouve représentée, de la guerre à l'architecture ou aux objets qui témoignent du passé. La nature et l'histoire, les leçons de la peinture, décidément, l'oeuvre n'est pas anecdotique! Tous ces fragments ne font pas un tout mais mis ensemble recomposent tout de même une image du monde et une oeuvre. Ainsi se trouve d'une autre façon interrogée l'idée de cadre, de totalité. Nous n'avons accès qu'à des fragments, des morceaux isolés par des blancs — généreux — qui isolent les éléments, leur font perdre un contexte — originel? — et ces fragments se recomposent à l'infini, à chaque fois d'une manière nouvelle bien que se fassent jour des constantes. D'une toile à l'autre se font écho certains objets, arbres, images de guerre ou architectures, de sorte que l'ensemble de toutes les toiles est cohérent. On sent qu'il faudrait les posséder toutes pour voir l'œuvre entière. Cependant chaque toile est complète, isolable. Comme dans les toiles précédentes, l'unité est fragile, provisoire, en attente, à la fois immédiate dans l'objet qui en présente une facette, et impossible, toujours ailleurs. 

 
 

La totalité est à la fois dans chaque détail et dans la reconstitution désirable et utopique du puzzle lequel ne saurait être, après tout, qu'un infime fragment d'une réalité plus vaste qui échappe toujours. Belle méditation sur l'objet du peintre! 

 

 

Dominique Chancé 

10 Novembre 1999 

Laurent Schmidt 

 

 

Hier, nous sommes allés a Honfleur, chez François Lapouge et Sylvie,chercher les tableaux de François que nous allons exposer ici, à Nogent. Le vent était gris et la mer indécise. Nous nous sommes arrêtés sur la plage avant d'aller à la rencontre de nos hôtes . 

 
 

On nous ouvre. D'entrée, nous sommes dans la peinture. Dans l'escalier, dans le couloir, sont accrochés des dessins, et surtout, trois grands tableaux couvrent le mur de la pièce ou nous attendent chaleur et café. Je les regarde. Le sépia des deux paysages, des étangs ?, est aussi photographique qu'onirique. Mais le cercle où ils sont peints, la bande horizontale des motifs au bas du tableau, nous met doucement à distance. Non, nous ne sommes pas dans la peinture,mais devant la peinture. 

 
 

Pourtant, nous ne sommes pas plantés en face des tableaux qu'on aurait sortis d'une réserve ; simplement, ils sont là. En même temps que nous discutons.Et il devient vite difficile de savoir si nous sommes entrés en eux ou s'ils se sont discrètement installés en nous. Les choses se font un peu tableaux, la cafetière  et les chaises sont belles. Nous ne savons plus si les tableaux font partie de ce monde ou si ce monde fait partie des tableaux. Toujours est-il que nous ne sommes pas devant la peinture mais en présence de la peinture. 

 
 

La conversation s'installe. Sylvie me dit que ça lui fait drôle de me voir ici, chez eux ; d'habitude, elle me voit au collège où nous travaillons tous les deux. Nous n'y faisons pas attention. Or, ce matin, je crois que ses propos sont incroyablement justes et parlent de l'expérience que nous avons eu de la peinture de François Lapouge. Parce qu'après l'avoir regardée, c'est vrai, ça fait drôle de voir. Car, nous ne sommes pas en présence de la peinture, nous sommes là, et nous voyons grâce à la peinture. 

 
 

Nous montons à l'étage pour emporter les dix toiles auxquelles a songé Francois pour l'exposition. Je repense alors au texte que Lyotard a écrit sur ses tableaux, dans lequel il attire l'attention sur le thème des façades. Dans la voiture, j'ai lu un autre texte qui évoqué la lumière de l'Ouest. Je ne sais, pourquoi, il faudrait y réfléchir, façade et lumière, me font penser à la mémoire. Mais, entendons-nous, ces tableaux ne représentent pas des souvenirs. Ils soulèvent pour moi comme une question : qu'en est-il du vivant dans l'espace mémorial ouvert par ces images ? Non, nous ne voyons pas grâce à la peinture, nous revoyons. Ce que nous avions, littéralement, perdu de vue. 

 
 

C'est alors que François me tend une gravure : une vanité. Brute. Le crâne est posé sur un plan et c'est tout. Et ce matin, je suis assez décontenancé de ne pouvoir préciser sa position que par la direction de son regard, mais c'est évident, ces deux orbites vides, deux cercles noirs, regardent. Au centre de la gravure, l'ombre portée du crâne ajoute un troisième cercle. 

 
 

Il est temps de charger les tableaux. Nous redescendons, repassons une dernière fois devant les trois premiers cercles que nous avons vus en entrant, deux paysages, peints dans cette sorte de sépia des photos anciennes, et un bouquet de narcisses, tout frais. Puis nous remercions, en échangeant des au-revoir. 

 

 

Laurent Schmidt, 24 décembre 2003, Nogent sur Oise 

Luis Porquet 

 
 

Lapouge, le magicien 

 
 

Chaque exposition de Lapouge est source d'étonnement. Fidèle à la galerie Turlure qui le soutient depuis de très nombreuses années, le peintre ne cesse de faire évoluer son regard. Parodiant la réalité jusqu'à la parfaite illusion, il confronte sujet et couleur d'une manière tout à fait insolite, avec une attirance marquée pour l'architecture de nos villes. 

 
 

A la limite de ce que l'oeil peut observer, le regard de François Lapouge se plaît à fouiller le détail. L'architecture de nos églises et les façades des vieux immeubles restent pour lui un thème d'exploration majeure, un défi aux techniques visuelles. Mais il peut, à l'occasion, nous proposer une vue panoramique du Havre, ville à laquelle l'artiste demeure fidèlement attaché en dépit de son ancrage sur l'autre rive de l'estuaire. Traquant les mouvements de l'ombre et de la lumière sur la ciselure de la pierre, Lapouge en fait ressentir les arcs et les arêtes, les ornementations et la texture, le grain comme la patine. Cette manière peu commune d'analyser les formes et d'en faire ressentir le relief ne peut que fasciner le spectateur, dubitatif devant ces oeuvres d'une étrange exigence formelle. Se peut-il que la peinture puisse à ce point s'approprier les ressources de l'art photographique ? C'est pourtant au travail du peintre que Lapouge nous renvoie sans cesse, en divisant chaque tableau en deux parties, en confrontant le réalisme le plus extrême à l'abstraction la plus radicale,  défiant la rigueur du dessin par le biais de la couleur pure, disposée chaotiquement ou dans un cadre géométrique. 

 
 

Sept huiles et vingt-et-un travaux sous cadre composent donc le programme de cette nouvelle exposition où Lapouge poursuit une recherche entamée dès son plus jeune âge. L'enfant prodige de l'hyperréalisme n'a pas renié sa vocation première. Faire parler, jusqu'au fantastique, la ligne, la forme et la matière, impressionnantes quand elles sont ordonnées par le génie de l'esprit humain. 

 
 

Dessinateur d'une rare habileté, il ne s'enchante pas moins du spectacle de la nature. Dans le diptyque « Hêtre vert et rhododendron », il confronte l'éphémère à la longue durée et ses « Tomates » sur pied nous mettent littéralement l'eau à la bouche. Du bio, n'en doutons pas ! Tout est affaire de mise au point, de focalisation. La couleur est parfois associée au flou, à l'élément brut que représente la palette même du peintre. Dans les oeuvres liées à des sujets d'architecture, la monochromie est fréquemment de rigueur : C'est le rouge pour « Fronton en grisaille », le vert pour « Villas dans les arbres », etc. Dans 

« Voussure» le dessin en aplats rappelle l'écriture d'Adami, histoire de nous montrer une autre forme de langage. Si un artiste choisit un style, c'est par élection naturelle, en fonction du tempérament qui l'anime, non par l'imitation dans les moyens dont il dispose. Dans « Tronc et feuillage », la cohabitation entre le flou et le « léché» s'avère parfaitement équilibrée. Déclinant les « variantes » et les angles d'observation, Lapouge nous pousse à nous interroger sur la nature même de l'image et sur le sens qu'elle prend dans notre vie. Au-delà du reflet qu'elle suggère, c'est d'abord, pour l'artiste, le support récurrent du rêve. 

 

 

Luis Porquet Septembre 2008, dans Les affiches de Normandie