Jean-François Lyotard
La face des choses
Monologue du regardeur.
En regardant son œuvre, je me dis ceci. Le peintre dispose ses supports, il les cadre et les couvre ; et il dit à tous : vous allez voir ce que vous voyez. Il peint ce que tous voient. Tous s’enchantent de revoir ce qu’ils voient. Ils apprennent qu’ils voient bien ce qu’ils voient puisque le peintre, celui qui voit, voit comme eux. Ils reconnaissent leurs choses, ils s’y retrouvent. Ils entrent, jettent un coup d’œil, ils disent : Tiens, c’est X, c’est Y, c’est rue Chose, c’est une maison du boulevard Machin. Tous sont contents. L’art est populaire, le peuple est artiste.
Peut-être faut-il que la peinture recoure toujours ainsi à la démocratie ou à la démagogie du regard pour se faire admettre. Qu’elle fasse habilement ignorer sa vocation qui est d’éloigner le familier. Qu’elle aveugle le regard. Mette l’objet en évidence ; Le rapproche, le donne à dévorer des yeux. Même la peinture la plus fantaisiste, qui fait rire le peuple du regard. Le peuple a le droit de rire. Il entrevoit que le peintre se moque du monde. On a vu cela avec Picasso. Le monde moqué reste visible et fascine quand même.
Mais il se pourrait que toute peinture ironise le monde, même la plus franche. Qu’elle inspire un soupçon. Quelle idée ? se demande le peuple intimidé. Ces maisons, ces vieilles villas, ces photos, ces coins de port et de rues, on passe devant tous les jours. Pourquoi veut-il qu’on s’y arrête ?
Il devrait plutôt nous donner à rêver, non ? Peindre les choses qu’on n’arrive pas à voir vraiment. Les élans, les rêveries, les ailleurs. C’est peut-être mal, au fond, ce qu’il fait, de nous crever les yeux avec ces choses un peu mortes de tous les jours. C’est peut-être foncièrement méchant. Comme s’il disait : voilà, il n’y a rien d’autre à voir que ce que vous voyez d’habitude.
J’ai dit : la peinture, pour se faire admettre… Mais ce doit être plus grave. Ce peut être un désespoir. On est peintre parce qu’on désespère du regard ; Le regard ne verra jamais plus que ce qu’il peut voir, de toute façon. Même des choses très abstraites : après tout on les voit aussi. On les reconnaîtra tôt ou tard. Le peintre redouble la vue, la centuple, pour dire : c’est cela, ce n’est jamais que cela qu’on voit. La mélancolie de la répéter en peinture.
De là viennent l’intimidation et la frayeur. Si on était aveugle à la fin ? Mais l’obscurcissement des yeux, quand il est manifesté avec l’intransigeance et flagrante lucidité d’un Lapouge, rappelle que les yeux souffrent d’être si faibles. Le peintre montre à tous : vous voyez ce que vous voyez, vous ne voyez presque rien, il faudrait voir davantage. Non pas voir autre chose ou plus d’objets, mais mieux voir ce qu’est voir.
Façades sans fard, frontons obstinés, tautologies à couper la parole, dessins levés d’un trait dur : la face du monde, à force d’évidence regardée et affrontée, dérobe le pourquoi de son autorité. Ce n’est pas que l’exposition de cette face cache et efface quelque chose. Au contraire, elle éclaire tout, autant qu’elle peut. Mais plus le peintre exhibe l’évidence des choses et leur emprise sous le regard, plus il laisse la puissance du visible inexpliquée. Il fait voir qu’on ne peut pas détourner les yeux. Mais la raison de cette servitude, il n’en sait rien. En tout cas, elle n’est pas ailleurs qu’en façade.
De longue tradition, les natures mortes exposent les objets domestiques dans leur domesticité. Elle les teinte de la désuétude qui les menace selon la tradition sœur des vanités. Vie quotidienne et mort quotidienne appartiennent à la domus. Les objets ne sont domestiques que parce qu’ils domestiquent le regard et le geste, comme s’ils en savaient plus qu’eux. Tout ce que peint Lapouge, les fenêtres, les toits, les maisons, mais aussi bien le bord de la mer ou l’arbre sur l’étang, est silencieux de ce savoir domestique, qui domine la vaine autorité du regard.
Seconde lettre au peintre.
À première vue, vous ne doutez pas. Je suis frappé par l’évidence qui soutient vos œuvres. Limpides, assises dans le vif de la lumière, articulées à la nature inflexible du trait, rehaussées de rouges, de bleus, de jaunes crus, jusqu’à l’exaspération. Vous ne doutez pas, vous exagérez l’être là. Tout ce qui se voit s’impose comme s’il nous regardait de front et disait : me voici, je suis comme je suis. Façades, frontons, corniches, cartouches de villas chics, vaches, toitures, fenêtres, vagues, routes de peupliers, fleurs bateaux et bassins, vos objets s’offrent indubitables, affranchis de tout soupçon. Une horizontale ou une oblique barre les huiles et les aquarelles. Elle interdit la question. Même ces objets très suspects, photos, photogrammes, reproductions, œuvres de représentation par excellence, simulacres dus à l’imagination, au cadrage, à l’éclairage, au montage, images de ce qui n’est pas là (comme vos peintures), votre pinceau les établit dans la solide solitude de ce qui est là.
Je dis : solitude. Vos objets ont la consistance de choses. Ils se réservent. Je n’entends aucun récit, aucune réplique, aucun drame pour lesquels ils pourraient servir de décor. Ils me font parfois penser (jusque par les formats, ceux des cinq Etudes pour « Le Havre IV » (1990), par exemple) à la Città ideale d’Urbino, toile de fond, prétend-on pour des pièces de théatre, mais inconnues. Même les mains qui tiennent les photogrammes ou les fenêtres où s’encadrent des images de films restent neutres et désertées. Vos objets ne permettent pas qu’on enchaîne sur eux par une séquence romanesque, policière, lyrique ou tragique. Il ne se passe rien. La mouette plane sur Sainte Adresse, fixe dans le néant de bleu. Azur serait trop aimable.
Vous disposez des drapés sur des villas (Sans titre, 1989, 1990), vous soulignez des vaches à l’abreuvoir par un échantillon de couleurs photo (Sans titre, 1989), vous tendez des écrans pour écraser, en plongée, la façade d’une maison de notaire (Le Havre V, 1990), ou pour soutenir, en contre-plongée, l’envol d’un tympan roman (Sans titre,1990). L’éloquence du procédé approfondit les silences, le mutisme d’une bourgeoisie qui ne dira rien de sa vie privée, la rumination des mufles incapables de voix, l’aphasie d’une spiritualité interdite aux discours séculiers, -mais ailleurs, l’arrogance sans phrase d’un building moderne ou postmoderne, la tacite échangeabilité du noir et du blanc sur un mur de café au carrefour de deux routes (respectivement Dessin et encre de chine sur bristol, 1987 ; Dessin et encre de chine sur papier calque, 1988).
Vous ne dites jamais qu’une chose, c’est que ça ne se dit pas. Ça nous regarde en face et ne parle pas, mais nous étreint. Ceux qui se plaignent ou se félicitent de votre réalisme se laissent tromper. La réalité est bavarde, elle se tisse de mille petites histoires, elle est humaine, elle intrigue. N’avez-vous pas d’intrigue ?
Je ne dis pas que votre réalité est inhumaine. Il y a partout des signes que l’humain n’est pas loin. Il a fait ces maisons, ces films, ces ports et ces routes. Il a cultivé ces jardins, cueilli ces fleurs, élevé ces vaches. Il a édifié. Mais il reste à l’écart, autour, comme un rôdeur, dont l’évocation ne sert qu’à faire sentir combien ces choses échappent à son emprise et à sa parole.
Vos objets ont la réalité des choses. Réels, mais du réel du désir. Ils sont évidents et inaccessibles. L’humain n’est présent à vos œuvres que dessaisi par l’objet du désir, qui s’infiltre dans le spectacle domestique.
Vous peignez l’Ouest français en plein soleil sous un ciel de traîne. J’admire que sous votre pinceau, ces deux motifs étrangers, l’un charmant, l’autre cruel, n’en fassent qu’un : l’évidence fortuite des réalités farouchement visibles, l’évidence irrésistible des objets du désir. Désirer n’est pas demander. L’humain se laisse aller à attendre quelque gratification de l’usage des demeures, des havres, des fenêtres ouvertes sur des jardins d’agrément. Il demande à être accueilli et choyé. Il leur demande un répit, du repos, un doux échange, presque une interlocution. Vous les lui offrez et vous les lui refusez. Ces objets ne sont pas à lui. Il est voué à eux d’une façon qui n’est pas négociable. Le Havre happe le regard comme la façade du Sans titre (1983) happe la main qui la désigne et la désire. Demande et vanité de la demande. La façade aimante le regard et interdit l’appropriation.
Le voyeur ne doute pas du visible parce que le visible ne doute pas du regard du voyeur, il l’a captivé. Mais vous peignez cette emprise, il vous faut l’écarter pour la restituer. Tel est, je crois, le geste qui hante votre œuvre. Offerte à l’immédiateté invincible de sa vue, elle y évoque la voyance, un regard sur l’invisible. Geste louche, regard double : asservi, mais qui se tord sur lui-même pour témoigner de ses entraves.
Disons que vous peignez des monuments, même quand ce ne sont pas des monuments que vous peignez. Des objets qui rappellent que l’objet est manquant. « Cénotaphes » serait trop dire, serait trop sépulcral. Qu’en sait-on, du reste, si les monuments sont vides ? Chez vous, ils sont presque gais à cause de leur exposition. Leur nuit est à l’intérieur, par derrière. Dans la simplicité des vagues marbrées d’écume et des ailes de la mouette, à l’intérieur des façades innocentes, sur le lisse des clichés, c’est là qu’un secret se garde.
De ce secret, nul ne sait rien. Monumentum veut dire ce qui pense à prendre garde. Vous prenez cette garde. Mais garde à quoi ? À quoi faut-il qu’on pense ? Vous n’en savez rien et moi non plus. Ainsi est le secret. Il n’est pas une histoire, une confidence à ne pas raconter. Il est seulement ceci, qu’on sait encore qu’il y a quelque chose qu’on ne sait plus. L’objet du désir est oublié de cette façon, nocturne en pleine lumière. Ainsi l’Amérique infiltrée dans votre Normandie. Pas celle de la libération ni celle de la richesse. Mais celle de Hollywood par les photogrammes de Cinéma I (1983-1986), et des rivières indiennes par les cartouches d’Américaines (1990). Minnehaha, je croyais savoir quel ruisseau c’est qui serpente dans Minneapolis entre les maisons de bois, sous les bouleaux gris et blancs, au nord de la grande plaine indienne. Mais ce nom gravé dans le calcaire du pays d’Auge et lu par le soleil des Jeunes filles en fleur évoque un exil. Une Américaine est survenue ici qui se souvient de là-bas. Houlgate-Balbec prend son tour de garde à présent et veille sur la rivière perdue. L’étranger vient faire héberger son épisode chez le familier. Or l’épisode n’est pas bavard. Qui dira quoi, de ce nom, et de ce qu’il soit tombé ici ? L’épisode ne fait pas une histoire, il se fait monument. L’eau lustrale de votre aquarelle garde et regarde le secret.
Repentir du chroniqueur.
Je me décide à mettre en ordre chronologique les reproductions qu’il m’a envoyées depuis deux ans. Comme toujours, la périodisation fait sens. Il faut s’en méfier. Ce ne sera qu’une hypothèse d’enquête.
Repartons des « écrans ». On les trouve tous dans les huiles de 1990 : les étalons chromatiques, plus ou moins fantaisistes, qui soulignent les tondi d’Etretat et de l’étang et les formats carrés du Havre IV ou qui masque le tympan du Sans titre de la même année, la tenture de satin ou de velours frappé qui s’affaisse devant le bow-window du Sans titre, en 1990 encore. Mais déjà en 1989, l’échantillon photochromatique orne les vaches à l’abreuvoir, un drapé de linge pâle enveloppe la tourelle d’une villa de brique.
En cette année 1990, profusion d’aquarelles. Or toutes échappent au système des écrans.
Si maintenant nous remontons la chronologie des huiles, nous trouvons des motifs qui remplissent le même office, analogiquement, que les divers écrans de 1990 : montrer-cacher. Ce sont en 1989 des mains ou un livre ouvert, qui, au premier plan, présentent des photographies ou des photogravures sur fond de façades dans Cinéma 3 et 2. Ou bien la même année, une caméra photo pendue au flanc d’une silhouette de touriste à demi hors cadre, sur une route de campagne. La mouette autour de laquelle tournent les toits du Havre I (1987-1988) me paraît appartenir au même système : elle organise la vision, elle désigne l’objet, elle le rend à son secret. Ces motifs viennent toujours en avant-scène, avec cet effet contrarié de faire voir le fond en s’interposant devant lui.
Poursuivons la recherche de ce dispositif jusqu'aux débuts, et nous trouvons dans la même posture des mains de femme en 1983, des nus féminins en 1982, des images de films ou de documentaires incrustés dans des fenêtres de villas en 1982 et 1981, le détail d’une photo de Freud assis devant une façade fleurie en 1980, une femme servant le café sur le bord de la mer en 1979.
En conséquence de cette petite enquête, il faudrait corriger ce qui précède dans le sens suivant. L’évidence des choses s’accomplit spontanément dans les aquarelles et les encres. Elle n’a pas besoin d’être signalée par des écrans, qui en sont aussi les marqueurs, comme c’est le cas pour les huiles. Celles-ci paraissent ne délivrer cette évidence qu’avec peine. Le peintre recourt à des sortes d’index d’exposition. L’enquête montre une transformation dans la nature de ces index. Ils sont d’abord de chair, de chair féminine. Ils sont, en 1990, des signaux de couleur optique. L’analyse du spectre lumineux remplace la femme dans le don de l’évidence.
Je ne pense pas que l’enjeu ait jamais été pour Lapouge de montrer que la représentation n’est pas la réalité. La problématique n’est nullement celle du simulacre. Il est singulier que les premiers marqueurs relèvent de la différence des sexes et non de celles des couleurs. Des femmes interposent leurs seins, leurs reins, leurs mains entre le regard et l’objet. Elles interposent leur demande et suscitent la demande du regard.
Il faut observer, dans le même sens, que la pâte des écrans, les premiers comme les derniers, est travaillée, pétrie, flattée. Elle affiche sa matérialité ; Cela est vrai du dos, des fesses, des cuisses, du ventre, des seins de 1983, mais aussi de l’étalon chromatique du Havre IV ou de l’écran des Etretat en 1990. Cette facture, réservée à ce que nous nommons les index d’exposition, contrarie la sévérité ascétique des objets que ces index désignent. D’un côté, la chair d’éros, la chair du visible, à laquelle l’huile prête sa ductilité, appelle l’amour et s’ouvre au regard. Derrière elle, la chose évidente, nette comme un pont de navire, close, se tait.
Entre les deux éléments, le rapport semble impossible. Les index n’indexent la chose qu’autant qu’ils ne s’en soucient pas ou même la refusent. Le geste de la main des deux Sans titre de 1983 n’appelle la façade qu’en la récusant. La mouette du Havre I (1986-1987) fait tourner les toitures autour d’elle parce qu’elle n’en a cure.
La chronique des huiles de Lapouge enseigne qu’à la longue, la chair profuse laisse la place à l’analyse chromatique des composantes de la lumière naturelle pour assurer cette relance de la demande vers le désir. La voyance est exigée de la vision par des moyens de moins en moins savoureux. Quant aux dernières œuvres que je connaisse (Intérieur I et le diptyque Sans titre, 1991), elles confirment que l’eau des aquarelles obtient l’évidence immédiate et cruelle des choses sans recourir à aucun index. Pourquoi ?
Jean-François Lyotard,
Mars1991.